Sur l’Art

Henri Bergson

« À quoi vise l’art ? Sinon à montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur (…). Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas.

Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous ont tracée ? C’est vrai dans une certaine mesure ; mais, s’il était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres, celles des maîtres, qu’elles sont vraies ? Où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu sans apercevoir. (…). Remarquons que l’artiste a toujours passé pour un « idéaliste ». On entend par là qu’il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C’est, au sens propre, un « distrait ». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était qu’une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision. « 

Henri Bergson, La pensée et le mouvant.