Le vivant

Métamorphoses d’un œuf

La sensibilité est une propriété générale de la matière. Diderot, qui décrit ici l’éveil de la vie à travers les métamorphoses d’un œuf, s’oppose  au mécanisme de Descartes qui postule l’existence d’un Créateur de ces  bien curieuses « machines » – (les êtres vivants) :

« Voyez-vous cet œuf ? c’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu’est-ce que cet œuf? Une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe  y est introduit, qu’est-ce encore ? une masse insensible car ce germe n’est lui-même qu’un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? par la chaleur. Qu’y produira la chaleur ? le mouvement. Quels seront les effets successifs du mouvement ? Au lieu de me répondre, asseyez-vous, et suivons-les de l’œil de moment en moment. D’abord c’est un point qui oscille, un filet qui s’étend et qui se colore ; de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d’ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ;une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c’est un animal. Cet animal se meut, s’agite, crie ; j’entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit. La pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre l’ intérieur de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s’irrite, il fuit ; il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections, toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c’est une machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. […]

Il ne vous reste qu’un de ces deux partis à prendre ; c’est d’imaginer dans la masse inerte de l’œuf un élément caché qui en attendait le développement pour manifester sa présence, ou de supposer que cet élément imperceptible s’y est insinué à travers la coque dans un instant déterminé du développement. Mais qu’est-ce cet élément ? Occupait-il de l’espace, ou n’en occupait-il point ? Comment est-il venu, ou s’est-il échappé, sans se mouvoir ? Où était-il ? Que faisait-il là ou ailleurs créé à l’instant du besoin ? Existait-il ? Attendait-il un domicile ? Homogène, il était matériel ; hétérogène, on ne conçoit ni son inertie avant le développement, ni son énergie dans l’animal développé. Écoutez-vous, et vous aurez pitié de vous-même ; vous sentirez que, pour ne pas admettre une supposition simple qui explique tout, la sensibilité, propriété générale de la matière, ou produit de l’organisation, vous renoncez au sens commun, et vous précipitez dans un abîme de mystères, de contradictions et d’absurdités ».     Diderot, Entretien entre d’Alembert et Diderot (1769), Ed. Garnier-Flammarion, 1965, pp. 51-53.

L’ œuf et la poule

Le système vivant le plus simple que nous connaissions, la cellule bactérienne, petite machinerie d’une complexité comme d’une efficacité extrêmes, avait peut-être atteint son état actuel de perfection il y a plus d’un milliard d’années. Le plan d’ensemble de la chimie de cette cellule est le même que celui de tous les autres êtres vivants. Elle emploie le même code génétique et la même mécanique de traduction que les cellules humaines, par exemple […]

Mais le problème majeur, c’est l’origine du code génétique et du mécanisme de sa traduction. En fait, ce n’est pas de « problème » qu’il faudrait parler, mais plutôt d’une véritable énigme.

Le code n’a pas de sens à moins d’être traduit. La machine à traduire de la cellule moderne comporte au moins cinquante constituants macromoléculaires qui sont eux-mêmes codés dans l’ADN : le code ne peut donc être traduit que par des produits issus de la traduction. C’est l’expression moderne de l’œuf et de la poule. Quand et comment cette boucle s’est-elle fermée sur elle-même ? Il est excessivement difficile de l’imaginer.

Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, 1970, Points, Seuil, 1973, p. 181 et 182.