« Nous savons et nous expérimentons que nous sommes éternels »

Spinoza, Éthique V, prop.23, scolie.

Cours concernés : « Matière et Esprit » , Temps et Existence », « La religion »

Dans un contexte religieux, cette affirmation de Spinoza ne poserait pas de problème. Toutes les religions parlent d’une vie après la mort et il est tout à fait imaginable que certains puissent en avoir l’intuition dès cette vie terrestre.

En revanche, tout le matérialisme, antique ou actuel, est fondé sur la non-existence de ces « arrière-mondes ». Épicure démontera toutes ces croyances pour libérer ses concitoyens de leurs peurs et les inviter à vivre au mieux cette vie qui est la nôtre.

C’est pourtant dans un cadre laïc que nous tenterons de défendre la thèse de Spinoza et de nous ré-approprier, à l’aide de Feuerbach, de Joël de Rosnay et de Spinoza lui-même, notre appartenance à l’éternité ou du moins à l’histoire de l’humanité.

Toutes les religions croient à l’immortalité de l’âme, ce que l’on appelle « la vie éternelle », c’est-à-dire à la résurrection après la mort. Et, aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de l’humanité, l’on peut déceler la présence de croyances et de pratiques religieuses. Tous les hommes cherchent à donner un sens au monde et à la vie, un sens qui assume la peur, l’échec, la souffrance et la mort. Par ces grands récits, on échappe au temps et tous nos actes se trouvent dotés d’une dimension supérieure. Nous ne sommes pas seuls et tout prendra sens dans l’autre monde.

Les mythes et les religions sont une délivrance de la terreur probablement ressentie par les premiers hommes. Moïse entend une voix de l’autre monde, qui permet à son peuple d’échapper à la domination implacable qu’ils subissent dans celui-ci. Le Christianisme développe la notion d’éternité. Le moment de la mort correspond à celui du Jugement Dernier et à l’accès à la vie éternelle.

Bergson parle de la religion comme d’une « réaction défensive de la nature contre la représentation, par l’intelligence, de l’inévitabilité de la mort ». Tout, en nous, se rebelle contre cette idée. Les corps, certes, meurent, mais il faut que quelque chose subsiste, il est remarquable que cette croyance ait été retrouvée dans toutes les cultures.

La religion, donc, nous permet d’accéder à une autre dimension. Nos vies participent de l’éternité et c’est ce qui leur donne leur sens. Nous sommes reliés aux autres, comme un maillon dans une chaîne, à Dieu qui nous voit et voit les intentions qui animent nos actions, et qui saura « reconnaître les siens ». Une vie réduite à elle-même, par contraste, est ridiculement petite et absurde.

Certains penseurs athées, comme Marx, s’ils appellent de leurs vœux la disparition de la religion, ne méprisent pas pour autant le besoin que les hommes en ont : « la religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état des choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. »

Mais, si l’on peut dire, comme nous venons de le voir, que le désir d’éternité est inhérent à l’homme, l’éternité elle-même est-elle uniquement du côté de l’illusion ?

Pour les premiers matérialistes, comme Démocrite et Épicure, la réponse est résolument affirmative.

Même si le mot n’existe pas encore, Démocrite et Épicure, que nous connaissons mieux par ses écrits, sont les premiers matérialistes et c’est sur eux que Marx rédigea sa thèse.

Il s’agit de se délivrer de la crainte, crainte des dieux et de la mort. Si tout se qui se passe dans le monde est mécanique, il n’y a pas lieu de craindre les dieux. La mort non plus n’est pas redoutable : tant que nous sommes là, elle n’y est pas, et quand elle y est, nous n’y sommes plus.

Dire que la matière est substance, c’est rappeler qu’elle se tient dessous (sub-stare), qu’elle est par conséquent première et permanente. La réflexion sur la nature de la matière est un moyen au service d’une seule fin : libérer les hommes du joug de l’ignorance et des terreurs qu’elle laisse se développer.

Nous ne sommes faits que d’atomes, ainsi que tout dans la nature, et quand nous mourons, nos atomes se désagrègent et se recomposent autrement.

Nous n’avons plus aucune idée de la terreur dans laquelle les gens vivaient et par conséquent de la libération qu’a représenté le matérialisme. On craignait la mort au même titre que les morts. Si on ne leur rendaient pas tous les honneurs qu’ils attendaient, ils se vengeaient de manière effrayante. « L’humanité traînait sur terre une vie abjecte, écrasée sous le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible. » Lucrèce, De rerum natura.

Le mot « matérialisme » n’apparaît qu’au dix-septième siècle. Il désigne la philosophie selon laquelle il n’existe que des êtres matériels ou corporels et il est lié aux idées de progrès et d’émancipation.

Il n’est donc pas du tout question d’éternité !

Mais quand « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels », ce n’est peut-être pas de notre personne, de l’individu, qu’il s’agit.

C’est ce que nous essaierons de démontrer.

Feuerbach aurait pu reprendre à son compte la formule de Marx : « l’homme est un être générique ». Nous avons, plus ou moins, développé la conscience de faire partie de l’espèce humaine.

Il expose l’idée, dans L’essence du christianisme que la religion est la scission de l ‘homme d’avec lui-même. L’homme crée Dieu à son image, mais, d’une part, son image inversée et, d’autre part, ce qui est divinisé, à savoir l’essence de l’homme. Dieu est tout ce que l’homme n’est pas : parfait, infini, saint, omniscient, bon et juste. L’homme, quant à lui, est imparfait, fini, etc. « La conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme, la connaissance de Dieu est la connaissance de soi de l’homme. À partir de son Dieu tu connais l’homme, et inversement à partir de l’homme, son Dieu : les deux ne font qu’un. »

Il s’agit pour Feuerbach de démontrer que l’homme contient en fait tout ce qu’il projette en Dieu. Il ne le possède pas en tant qu’individu, mais en tant qu’espèce.

« L’art, la religion, la philosophie ou la science ne sont que les révélations de l’être humain vrai… Seul est absolument homme celui qui n’exclut de soi rien d’essentiellement humain. »

L’individu, bien sûr, naît, vit et meurt et son esprit meurt avec lui. Mais il faut imaginer avec Joël de Rosnay dans « le Macroscope » un « vaste réservoir » dans lequel viennent se déposer les apports de toutes ces vies. Et l’Humanité, elle, non seulement ne meurt pas, mais progresse. La culture humaine s’enrichit de toutes les vies individuelles, ainsi une partie de notre esprit ne meurt pas, et cette partie sera d’autant plus importante que nous aurons participé de ce qui est éternel plutôt que de ce qui est superficiel.

Notre esprit est formé, informé, de tout ce que la culture humaine a acquis avant nous et communique avec d’autres esprits. Nous n’avons aucune idée du destin de ce que nous aurons transmis, consciemment et inconsciemment, mais tous cela continuera de vivre. Nous sommes faits de la culture humaine de notre temps et nous la transformons en retour. Certains vivent dans nos esprits sous forme d’énigmes, qui nous interrogent et nous forcent à réfléchir davantage, à remettre en cause nos visions du monde ; ainsi nous étudions les « monstres », les grands pervers de l’Histoire, cherchons à comprendre comment cela a pu être. Ils sont un fragment du monde, ils sont l’expression de ce que nous n’avions pas assez pris en compte.

Il semblerait donc que « l’esprit », qui n’est qu’un mot, soit moins « privé » que nous le pensions.

Ce qui est éternel, c’est ce qui échappe au temps. Si deux et deux égalent quatre, cela est vrai de toute éternité. L’éternité est présente dans toute idée vraie. Les idées adéquates dans l’Éthique » et dans toute l’œuvre de Spinoza, sont la compréhension de l’ensemble de l’univers, de l’enchaînement des causes et des effets dont nous sommes une partie. De toute éternité. Nous sommes une partie de la puissance de tout ce qui existe et c’est cela que nous pouvons expérimenter. La puissance n’est pas une virtualité, c’est la réalité. La réalité est la puissance en acte et, plus nous libérons de puissance en nous par la compréhension, plus nous participons de l’éternité. Le lien entre les êtres singuliers et le domaine infini dont ils font partie n’est pas limité par la considération d’un lieu ou d’un temps particuliers. N’est-ce pas cela que nous sentons et expérimentons ? L’intelligence pour lui est une puissance qui s’exerce toujours sous l’espèce de l’éternité. La totalité et l’éternité sont ce qui, en nous, est plus profond que nous et vers quoi nous tendons.

Nous y tendons certes plus ou moins aveuglément, plus ou moins lucidement. Spinoza a voulu rationaliser, démontrer le chemin de ce qu’il a expérimenté, de ce qui a été sa vie. Nous désirons sans fin et sans relâche : « le désir est l’essence de l’homme », nous dit-il dans l’Éthique, 3. Aussi, ce qui fait la différence, ce qui rend une vie heureuse ou non, c’est la qualité de l’objet auquel nous nous lions d’amour. Spinoza s’est mis en quête d’un objet qui ne décevrait pas, jamais, ne se déroberait pas et, après avoir, de son propre aveu, goûté aux avantages que la plupart des hommes recherchent et en avoir éprouvé la vanité, il « [constata] simplement que, à terme, cela ne [le] rendait pas heureux », il se tourna vers la seule source de bonheur possible, par un élargissment qui le porta à aimer la réalité tout entière, ce qu’on traduit par « l’amour intellectuel de Dieu » ou amor erga deum, littéralement « l’amour des œuvres de la nature » ou l’amour de la vie, de tout ce qui existe et de nous tous qui nous débattons. Certes reconnaît-il que « Cela doit être ardu [ce] qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on pouvait y parvenir sans grand-peine, qu’il fût négligé par precsque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare. » Ainsi s’achève l’œuvre majeure de toute sa vie.

La religion n’encadre plus nos vies comme elle le faisait autrefois. Nous sommes beaucoup plus savants et lucides que nos ancêtres et le monde s’en trouve désenchanté.

Pourtant, lorsque nous écoutons Mozart ou Bach, que nous partageons ou non leur foi, ne sommes-nous pas pris d’une indicible émotion ?

Ne font-ils pas résonner en nous des cordes extrêmement enfouies, dont nous ne savons presque rien et dont le contenu reste encore à penser ?

Qu’en pensez-vous ?