Nous pensons souvent, surtout les plus jeunes mais les autres aussi, que nous vivons une époque désespérante, que nous sommes arrivés au mauvais moment et que c’était mieux avant…
Avant, on disait déjà tout cela. Un philosophe, Lucien Jerphagnon, spécialiste de l’Antiquité, s’est même amusé à en faire un petit livre « Lavdator temporis acti » : c’était mieux avant.
Pour ma part, quand la mélancolie menace, je relis quelques lignes de Vercors, tirées de sa préface à son recueil de nouvelles Le silence de la mer.
Je ne résiste pas au plaisir de les partager avec vous : cela se passe en 1942 et l’auteur dit ouvertement qu’il désirait la mort. Puis :
C’est alors que nous vîmes venir les quatre petits canetons. Je les connaissais. Souvent j’avais regardé l’une ou l’autre de ces très comiques boules de duvet jaunâtre, patauger, sans cesser une seconde de couiner d’une voix fragile et attendrissante, dans les caniveaux ou la moindre flaque. Plus d’une fois, l’un d’eux m’avait ainsi aidé à vivre, un peu plus vite, un peu moins lourdement, quelques-unes des minutes de ces interminables jours. Je leur en savais gré.
Cette fois ils venaient tous quatre à la file, à la manière des canards. Ils venaient de la grande rue, claudicants et solennels, vifs, vigilants et militaires. Ils ne cessaient de couiner. Ils faisaient penser à ces défilés de gymnastes, portant orgueilleusement leur bannière et chantant fermement d’une voix très fausse. J’ai dit qu’ils étaient quatre. Le dernier était plus jeune, — plus petit, plus jaune, plus poussin. Mais bien décidé à n’être pas traité comme tel. Il couinait plus fort que les autres, s’aidait des pattes et des ailerons pour se tenir à la distance réglementaire. Mais les cailloux que ses aînés franchissaient avec maladresse mais fermeté formaient, pour lui, autant d’embûches où son entêtement venait buter. En vérité, rien d’autre ne peut peindre fidèlement ce qui lui arrivait alors, sinon de dire qu’il se cassait la gueule. Tous les six pas, il se cassait ainsi la gueule, et il se relevait et repartait, et s’empressait d’un air martial et angoissé, couinant avec une profusion et une ponctualité sans faiblesse, et se retrouvait le bec dans la poussière. Ainsi défilèrent-ils tous les quatre, selon l’ordre immuable d’une parade de canards. Rarement ai-je assisté à rien d’aussi comique. De sorte que je m’entendis rire, et aussi Déspérados, mais non plus de notre affreux rire du matin.
Et alors Randois nous mit ses mains aux épaules…et dit « A la soupe! Venez. Nous nous en sortirons. »
Or c’était cela justement que je pensais : nous nous en sortirons.
Oh! je mentirais en prétendant que je pensais ces mots-là exactement. Pas plus que je ne pensais alors précisément au courage désespéré, à l’opiniâtreté surhumaine qu’il fallut à quelques moines, au milieu de ces meurtres, des ces pillages, de cette ignorance fanatique, de cette cruauté triomphante, pour se passer de main en main un fragile flambeau pendant près de mille ans… Je sais, cela seul est sûr, que c’est à ces petits canards délurés, martiaux, attendrissants et ridicules que je dus, au plus sombre couloir d’un sombre jour, de sentir mon désespoir soudain glisser de mes épaules…
Vercors, Le silence de la mer, Éditions de Minuit, 1942, Paris.
Voilà ; ça m’a fait plaisir de partager ces lignes avec vous. Vercors (c’était son nom de code, puis d’écrivain) était résistant.
Je vous parlerai encore de lui la prochaine fois, à un autre sujet !