Je suis de formation et d’inclination littéraire, et j’ai très longtemps été totalement réfractaire aux sciences. Et puis je suis tombée sur les livres d’Edgar Morin, et ça a complètement transformé ma vision. J’ai compris que nous étions assis sur le progrès technique, fruit des sciences, que nous étions ses enfants. En effet, assis, nous le sommes confortablement, dans une chaleur modérée et constante, dans un environnement calme. Quelques degrés de plus ou de moins et ni vous ne seriez assis en train de me lire, ni moi n’aurais pu écrire ce billet. Mais il y a plus : nous sommes habitués à être informés de la planète entière ; sans les progrès techniques, nous ne connaîtrions que ce qui se passe autour de nous ; ce n’est plus imaginable. C’est l’imprimerie qui a permis la diffusion des idées. Aujourd’hui, c’est par internet que vous et moi sommes reliés. Je n’insiste pas davantage.
Mais il suffit qu’un peuple sache ce qui se passe ailleurs et tout est changé. Des femmes par exemple cessent de subir un sort qu’elles croyaient universel lorsqu’elles découvrent que d’autres vivent autrement.
Mais surtout : ce sont les sciences et les techniques, ou plutôt leur étude intelligemment conduite, qui permettent de sortir des croyances et des idéologies. Les premiers scientifiques grecs (Thalès, Anaximandre, Anaximène) sont sortis de la mythologie et de la croyance par l’observation et l’étude de la nature. Ce sont des hommes qui ont su se dégager de leur communauté dans ce qu’elle avait de statique par un dialogue direct avec le monde.
C’est ce qu’explique Gilbert Simondon, qui m’a beaucoup appris aussi, dans son oeuvre majeure Du mode d’existence des objets techniques. Selon lui, la culture actuelle, humaniste, pense selon les techniques des siècles passés et n’a pas intégré les nôtres. Il s’est donc battu contre « le divorce entre la culture classique et la culture scientifique ».
Cette incapacité de la culture dominante à intégrer les technosciences engendre une série d’effets pernicieux : elle entraîne une dissociation entre ceux qui savent et tous les autres. Il se forme alors d’une part une prolifération chaotique de techniques qu’aucune culture commune ne régule et, d’autre part, un repli réactionnaire de la culture traditionnelle, qui s’autonomise aussi dans la mesure où elle n’est plus en prise avec la réalité. (C’est ce qui donne cette impression de discours creux.)
Le remède proposé par Simondon à cette situation tient dans le développement d’une culture en phase avec le monde, proche finalement du projet des encyclopédistes, qui nous apprenne les lois et les contraintes physiques et nous émancipe par là du « songer-creux ». Un exemple de rapport fécond de l’homme avec la machine d’aujourd’hui, c’est celui entre la mémoire informatisée et la mémoire humaine, qui se complètent.
Edgar Morin, j’y viens, ne dira pas autre chose : il cherche lui aussi à remédier à la funeste désunion entre la pensée scientifique, qui dissocie les connaissances et ne réfléchit pas sur le destin humain, et la pensée humaniste, qui ignore les acquis des sciences qui pourraient nourrir ses interrogations sur le monde et sur la vie et s’en méfie par principe, par idéologie justement.
Il m’a fait comprendre que la vision analytique n’était pas mauvaise en soi, mais que ce détissage, c’est le sens premier du mot analyse, appelle un second mouvement. Après avoir regardé le fil sous un microscope pour apprendre tout ce qu’il est possible sur lui, il faut le remettre dans le tissu.
C’est ce qu’il s’efforce de faire de toutes les façons, en organisant des rencontres entre toutes les disciplines, ce qui n’a rien d’évident, pour que nous ne soyons plus « des experts très pointus dans notre champ très spécialisé, et de parfaits idiots le reste du temps ». Sur la spécialisation, il n’est pas plus tendre : « On a le choix entre des idées spécialisées opérationnelles et précises, qui ne nous informent en rien sur le sens de nos vies, et des idées absolument générales qui n’ont plus aucune prise avec le réel ». Dont acte !
J’ai compris que lorsque l’on me demandait de voter pour ou contre telle ou telle décision technique, je répondais par idéologie et ne pouvais avoir une vision claire des possiblités. Et j’ai vu les autres faire de même, qu’il s’agisse des clones, de la procréation médicalement assistée ou même de l’énergie nucléaire.
Heureusement, beaucoup de savants savent populariser leur science afin que le public soit informé et qu’ils ne soient pas seuls à prendre des décisions qui nous concernent tous.
Vous ai-je convaincus ?