L’Existence et le Temps
I définitions
La tradition philosophique veut que l’on définisse les termes que l’on emploie. (la question de Socrate, c’est : » que dis-tu exactement quand tu dis ça ? ». Et, en général, on s’aperçoit que l’on baigne dans le langage et que l’on se laisse porter par lui. On ne sait pas toujours exactement ce qu’on dit.
Quant au temps : « Si personne ne me le demande, je le sais. Mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas. ». St. Augustin, confessions.
Avant de voir ce qu’est le temps selon les savants ou les philosophes, constatons que nous en avons tous un image, plus ou moins consciente, et que cette image conditionne en fait, beaucoup de nos actions. Il y a une vision cyclique du temps et une vision linéaire ; Soit l’âge d’or est derrière nous, et nous sommes en décadences par rapport à lui, c’est le cas des sociétés de mythes, il fait essayer de retrouver la perfection perdue, ou de l’imiter, soit il est devant, à construire, et cela implique une toute autre vision de l’histoire humaine, dans laquelle tout reste à faire.
Définitions selon les philosophes : il y a autant de philosophie du temps qu’il y a de visions de l’existence. Je voudrais m’attacher à vous exposer celle qui nous fait passer du temps objectif, (celui des objets, or sommes-nous des objets ?) à un temps proprement humain.
Le temps objectif :milieu indéfini où se déroule la succession des avènements.
Temps des horloges, ou de la physique, fonctionnalité.
Le temps vécu :
changement perpétuel transformant le présent en passé.
Ce temps est irréversible, et cette irréversibilité est vécue par l’homme d’une façon tragique : on ne peut retourner en arrière pour réparer ses erreurs, ni pour retrouver sa jeunesse. On ne peut échapper ni au vieillissement ni à la mort.
Pour le philosophe, plutôt que chasser cette pensée, il faut s’en pénétrer,, afin de vivre une vie digne de ce nom. La philosophie antique, et en particuliers les Stoïciens, pratiquent des exercices spirituels, qui leur permettent de ne pas oublier l’essentiel, et de ne pas se laisser prendre au piège des apparences.
Savoir la mort à l’affût rend, de façon déchirante, le plus insipide des moments tragiquement beau et intense.
La pensée de la mort transforme le ton et le niveau de la vie intérieure.
« Que la mort soit devant tes yeux chaque jour et tu n’auras jamais aucune pensée basse ni aucun désir excessif » Marc-Aurèle.
Pour les Stoïciens la vie est un hasard qui aurait très bien pu ne pas arriver. Dans ces conditions, chaque heure, chaque journée est un cadeau.
La philosophie est une thérapeutique, une pratique qui sert à transformer ce qui peut l’être : nos jugements, nos manières de voir et donc de vivre, c’est une transformation du regard.
Il faut donc vivre chaque jour comme si c’était le dernier : ai-je vécu ?Par les praemeditatios, se familiariser avec les coups du sort, s’y préparer.
La pensée de la mort fait se détacher l’essentiel de l’inessentiel comme une forme se détache d’un fond, elle nous recentre, nous sommes trop souvent dispersés. Elle permet de juger chacune de nos actions à sa valeur.
Se voir comme de l’extérieur.
Exercice d’expansion du moi : constamment imaginer la totalité du monde et de la réalité.
« Quel profit d’étudier la physique ? Je saurai alors ma place ». Sénèque.
Mais si l’homme n’anticipait pas l’éventualité de sa mort, il ne se poserait pas la question du sens de son existence. La conscience est projet, toujours hors d’elle-même, notre existence est orientée vers l’avenir.
C’est Hegel qui, le premier, a opéré ce renversement. L’homme est mû par un désir créateur qui lui est propre et qui engendre l’histoire.
« Pour aller du passé vers le présent et l’avenir, il suffit au sujet de se laisser porter, de devenir comme les choses, de subir le poids de l’univers comme le font les objets matériels. C’est le déterminisme. Le sens vrai du temps, en revanche, exprime la condition d’un être dont l’essence est de se faire.
« La raison dans l’Histoire » Hegel.
Nietzsche propose encore une autre expérience de pensée, c’est le mythe de l’éternel retour : si tous les événements devaient revenir à l’identique, choisirions-nous cette vie ? Quelle vie devras-tu t’être créée pour que la réponse à cette question soit oui ? Le gai savoir, §341
Mais Bergson fait remarquer que ce temps est calqué sur l’espace, décomposable, ,mesurable. Or ce n’est pas ainsi que nous vivons : mon passé est toujours avec moi, c’est lui qui dessine mes traits, les expressions de mon visage, c’est lui qui détermine mes actions et mon caractère, le temps, dit-il fait boule de neige.
Le temps vécu, qu’il appelle la durée, est le tissu même de la vie d’un individu. C’est le temps de la conscience et il est indécomposable, comme un morceau de musique.
« Ma mémoire est là qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent. Mon état d’âme, en avançant sur la route du temps, s’enfle continuellement de la durée qu’il ramasse. Il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même ; » L’évolution créatrice.
Seul le temps, donc, donne une signification à mes actes. De plus, même notre passé n’a que le sens que nous lui donnons (court texte de Sartre).Certains avènements du passé sont encore en attente d’avoir été entièrement compris, et ne sont, donc, pas passés du tout. On dit même de certains qu’ils refusent de passer, et restent « en souffrance ».
Le passé, le présent et le futur sont donc bien indissociables.
C’est Heidegger, dans « Être et Temps », qui nous donne la démonstration la plus forte de ce que peut être un temps vraiment humain, c’est-à- dire entièrement assumé par l’homme.
Existence quotidienne d’abord inauthentique, conventionnelle, anonyme, règne du « on » qui n’étant personne, est tout le monde, irresponsabilité, bavardage, vies subies.
Puis confrontation, dans la solitude, de l’homme avec lui-même, vide, peur, angoisse. Découverte du néant, du non-sens, sentiment d’étrangeté dans sa propre vie, sensation d’être jeté dans le monde, sans but, sans raison, et sans mode d’emploi.
C’est par la découverte de sa mort que le sens va apparaître à l’homme : La mort est personnelle, personne ne peut mourir à ma place. C’est parce que la mort est mienne qu’il va falloir que ma vie devienne mienne également. Mis devant la possibilité de ne plus être au monde, le sens de la vie devient ce que je fais de ma vie, et l’angoisse devient la spécificité proprement humaine de saisir l’écart entre ce que je suis et ce que j’ai à être. Le sentiment de manque signale que plus pourrait être fait, les pierres n’ont pas ce sentiment. La mort n’est pas les derniers instants, mais ce qui caractérise la vie de l’homme, ce qui lui donne son sens. C’est à partir de là que naît le projet, que je deviens créatif.
IL n’y a plus alors passé, présent et futur, mais un seul projet, avec sa respiration, ses pauses ;le présent, au lieu d’être une zone dans laquelle des avènements se produisent, est devenu la mise à exécution d’une action. Le futur est « en vue de quoi » j’agis et le passé est un réservoir de possibilités restant significatives. Les trois dimensions du temps ne sont pas séparées, c’est la temporalité humaine.
Toutefois, si l’homme est maintenant devenu l’auteur de sa vie, s’il peut en revendiquer les réussites et les échecs, il n’en reste pas moins mortel. Est-ce que son œuvre s’arrête avec lui ?
Les hommes ont construit, par un travail de rationalité, le temps du monde objectif et de la science.
Le temps abstrait et objectif, le temps de la science
« Milieu indéfini dans lequel se déroulent les avènements » Ce temps est celui des horloges, des instruments, de la mesure. c’est aussi celui de l’histoire.
Le temps intelligible et rationnel est lié à la prévision scientifique, s’effectuant à travers la connaissance des lois de la nature. Il est, lui, divisible, par analogie à l’espace.
C’est la condition de notre action dans le monde ; c’est le temps de la liberté humaine.
Ce temps est « objectif », aussi, parce qu’il nous est commun à tous, et qu’il permet la vie sociale.
Nous savons depuis Kant qu’il est interne à l’esprit humain, et qu’il n’est pas réellement objectif. Il existe sans doute un temps naturel, dit-il, hors de nous, mais nous ne pouvons pas le connaître.
Toutefois, la conscience que j’ai de dépendre du temps est précisément ce par quoi je lui échappe.
Il n’y a conscience du temps que pour un être qui participe de quelque façon à l’éternité. « Nous savons et sentons que nous sommes éternels. Spinoza, Éthique, V.
Spinoza était athée.
Temps individuel et temps collectif
L’homme ressemble à un Janus à deux faces. Il est le lieu de croisement de deux perceptions opposées de la flèche du temps.
Sa vie s’écoule dans le temps de la vie et de la mort individuelles, mais son action se dépose dans le temps de la vie du monde. Par son action, chaque homme fait passer une partie de lui-même dans l’univers. Il remplit une sorte de « réservoir » ou de l’information s’accumule. La conscience collective se développe en acquérant des connaissances, et les transmets aux générations successives par l’éducation. Chaque action créatrice à tous les niveaux de la société contribue à sa manière à enrichir, organiser le monde, à le faire évoluer vers des états de complexité plus élevés. (voir Le Macroscope, Joël de Rosnay.)